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LETTRES DE PRISON

Camp de Choisel, 16.5.41

Ma chère Henriette,

...Je t'écris sur mon lit : les tables que nous installons dans le baraquement-dortoir ne seront achevées que ce soir, ainsi que les étagères. Nous menons rondement ce travail. A vrai dire, des camarades plus expérimentés s'en occupent; quant à moi, je suis définitivement spécialisé dans les questions d'enseignement, concurrence déloyale va remarquer Bouloute. Donc baraquement. Pas très chaud le baraquement, surtout quand le vent souffle, venant je ne sais d'où, mais froid et fort... Le problème du ravitaillement n'est pas aussi aigü qu'à Paris. Elevage de lapins à Paris

Elevage de lapins à Paris (cliché Doisneau-Rapho)

Cette situation ne sera évidemment pas éternelle, mais pour l'instant le pays a l'air d'être approvisionné en matières alimentaires mieux que vous ne l'êtes à Paris. J'ai renoué connaissance avec le cidre et...tiens toi bien, avec le véritable camembert...J'ai lu, dans les journaux de ce matin, que les Juifs étaient dirigés sur des camps. Sais-tu quelque chose là-dessus ? Samedi. Je reprends ma lettre. D'abord, en échange du muguet, je t'envoie sous ce pli, 2 feuilles de pommier. Tu en concluras ce que tu voudras.

22/5/1941

Ma chère Henriette,

...Vous me demandez des détails sur ma vie. Je vais tâcher de satisfaire une curiosité bien légitime. Nous occupons un terrain, enclos comme il se doit de fils de fer barbelés. D'autres réseaux de barbelés nous séparent des deux autres quartiers occupés respectivement par des nomades et par des souteneurs. Le quartier politique se compose de 10 baraques, dont 2 sont affectées aux services généraux, cuisine, buanderie, réfectoire...Les autres nous servent de logement. Nous y sommes assez bien logés et aérés. Nous y disposons chacun d'un lit, d'une petite table et d'une étagère pour ranger notre paquetage. Un lavabo fonctionne - mieux qu'à Clairvaux - et nous sommes en train d'aménager des douches. Voilà pour la disposition du camp, qui se trouve au milieu de prairies.

La baraque où je loge, qui est la dernière du camp, est entourée de pommiers et une petite route, où nous voyons de temps en temps circuler les gens, passe à proximité. Enfin, le camp est à 700-800 m de Chateaubriant (avec un t, c'est toi qui avais raison). Lever le matin à 7h30 - l'un de nous va chercher le café qui est distribué dans la chambre. On fait son lit - c'est vite fait - on balaie dessous et celui qui est de chambre balaie la baraque. Ensuite toilette (il n'y a pas d'heure fixe pour cela et, d'une façon générale, nous sommes maîtres de nos horaires sous réserve que cela soit compatible avec une bonne administration du camp). De 9h30 à midi, chacun s'en va à ses occupations. A cet égard, nous nous sommes distribué librement les tâches - entretien du camp, constructions nouvelles, éducation - il ne reste de commun que la corvée de cuisine, pour laquelle chaque chambre doit fournir des équipes, ce qui est naturel. Après la soupe de midi, les travaux et les cours reprennent jusqu'à 6 heures, où a lieu la soupe du soir. Après celle-ci, chacun fait ce qu'il veut jusqu'à 10h, où l'extinction des feux doit se faire, et strictement, à cause de la défense passive. Bien entendu, cet horaire représente un schéma, et il n'a pas la rigidité qu'on pourrait croire. Dans l'intérieur de notre quartier, nous faisons nous-mêmes notre discipline, et c'est très bien comme cela.

Que te dire de plus à ce sujet ? Je fais les deux cours d'allemand (4 leçons et 2 exercices de conversation, avec les devoirs à corriger chaque semaine). Je suis, pour mon compte, le cours de Russe. Il y a des cours de grammaire, d'arithmétique, d'algèbre, de géométrie, d'espagnol, d'anglais et de sténo. Et tout cela a fonctionné cinq jours après notre arrivée. Il est vrai que tous nos cadres de professeurs faisaient partie du convoi parti de Clairvaux et que nous avons trouvé ici quelques instituteurs qui se sont joints à nous. D'ailleurs, ce qui est caractéristique, c'est la rapidité d'exécution des décisions que nous prenons, et cela sans qu'il y ait de chefs d'équipe ou de consignes. Cela a été remarquable pour la construction de quelques édicules indispensables, la pose de conduites d'arrivée et d'évacuation d'eau, l'aménagement de la salle de cours et même...l'organisation d'un concert que nous avons donné dimanche dernier ( à propos le dimanche on ne travaille pas, on se borne au nettoyage).

La cuisine est également faite par des camarades et, si la quantité reste faible, nous nous félicitons de ce changement de main-d'œuvre en ce qui concerne la qualité. Ce n'est plus l'horrible tambouille des prisons et les cuisiniers mettent un point d'honneur à tirer le meilleur parti des vivres qui sont mis à la disposition... (en marge)jardin nous faisons de petits jardins où nous allons cultiver des légumes (radis, salades, pommes de terre)  

2/6/1941

Ma chère Henriette,

Me voici au soir du lundi de Pentecôte. Il y aura donc demain une semaine que tu arrivais à Choisel. Il me semble qu'il y a déjà bien longtemps. Et l'on pense qu'il y a des gens pour lesquels le temps ne s'écoule pas assez vite ! Je voudrais te dire la place qu'a tenue dans ma vie ton séjour à Choisel et le vide conséquent à ton départ. Je ne suis pas très démonstratif, tu le sais; aussi n'ai-je sans doute pas bien montré la joie que j'avais à être avec toi. Ou bien, c'était tellement grand qu'il était difficile de l'exprimer. Un fait. Depuis jeudi je suis un peu comme un corps sans âme et j'ai seulement ce soir repris quelque goût au travail que je me suis assigné.

..Ici, le temps s'est amélioré. Il ne fait pas positivement beau, mais il ne pleut plus depuis deux jours et le terrain est sec. D'ailleurs, nous avons construit un chemin de caillebotis qui passe devant tous les baraquements. On peut donc circuler sans risquer de s'étaler dans la boue. Ces deux jours-ci ont été chômés. Il n'y a pas eu de cours et on a organisé quelques jeux sportifs auxquels, bien entendu, je n'ai pas participé. Cependant, je continue régulièrement la culture physique et je m'en trouve bien; du moins je le crois. Nos semis de radis, nos plants de salades et de tomates sont en bonne voie. Et nous avons aménagé des petits jardins devant les portes des baraquements...Je continue à me retaper. Le grand air, dont je profite au maximum y  est pour quelque chose et je souhaite pouvoir continuer la cure sans interruption, de sorte que, quand je serai libéré, j'aurai recouvré ma forme initiale. J'en aurai besoin, car j'aurai beaucoup à faire pour réparer le désastre familial causé par mon arrestation. A moins qu'une solution différente me permette d'envisager les choses autrement ? Mais, pour le moment, je songe surtout au travail que je devrai fournir pour rétablir notre situation et au peu de temps dont je disposerai - vu mon âge - pour effectuer ce rétablissement. D'ailleurs, depuis que j'ai récupéré en partie les forces que m'avait enlevées mon séjour en prison, je souffre avec plus d'acuité d'être privé de tout contact avec ma profession.

19/6/1941

Ma chère Henriette,  

autobus à gazogène

Autobus à gazogène 1940 (Archives de guerre INA)

Encore quatre jours avant la date fatale. En attendant, je profite de mon reste, car il fait un temps étonnamment beau et le ciel est d'une pureté que je n'aurais pas espéré dans cette région. C'est pourquoi je me suis installé dehors, sous les pommiers, derrière notre baraque pour t'écrire. Nous y faisons également la classe et c'est ainsi que je professe l'allemand, tous les après-midi, vêtu d'un seul slip qu'on m'a prêté. Presque tous nos élèves ont revêtu le même uniforme. Et c'est un tableau remarquable. Deux ou trois tables avec des bancs, un tableau noir, sous les pommiers, cela vaut son pesant de pommes.  

Tu as dû être étonnée que je te demande un diapason. C'est que, en plus des cours d'allemand, je fais aussi un cours de solfège, à l'usage des gars de la chorale. Et figure-toi que nous nous sommes "attaqués" à du Beethoven. Dis-le à ta fille. Et ce n'était pas si mal que cela. Et sans musique. Tout a été rétabli de mémoire. Maintenant, nous nous organisons à cet égard, mais dimanche la chorale a pu déjà chanter quelque chose aux fêtes d'inauguration de la fosse. Il faut que je te raconte cela. Tu as lu Clochemerle et tu te rappelles l'inauguration de l'urinoir ? Eh bien, Nous avions reconnu nécessaire de creuser une grande fosse attenant aux cabinets, pour trouver le terrain perméable. Une fosse de 30 m3. Quand tout a été terminé, nous avons inauguré cela dans le style que je t'ai dit, avec discours du maire - écrit par le secrétaire de mairie et vraiment ébouriffant - discours du corps médical et des ingénieurs, défilé des pompiers, des enfants des écoles, des cuisiniers...Il faut croire que c'était drôle, car les spectateurs extérieurs à notre groupe ont largement ri.

...Il y a une restriction à la correspondance. Nous n'avons plus droit qu'à trois lettres par semaine. Je ne discute pas de la nécessité de limiter le courrier, mais je remarque simplement que le régime politique comprend la possibilité d'écrire sans limitation, et je suis assuré qu'il est ainsi appliqué à MM. Daladier, Gamelin et complices. Alors, nous voici revenus à l'ancien régime.

20/6/41

Ma chère Henriette,

...En ce qui concerne ta visite, que j'avais prévue pour le 2 juillet, il y a contre ordre et contre ordre sérieux. Les visites sont pratiquement suspendues, puisqu'elles sont limitées à deux entrevues dans un parloir, en présence d'un gendarme, ces deux entrevues ne devant pas excéder trente minutes chacune. Donc, conditions encore plus dures qu'à Clairvaux, si dures qu'elles équivalent pratiquement à une suppression. Le motif de cette brimade, qui est renforcée par d'autres mesures prises à l'intérieur du camp ? Une quadruple évasion, celle de Hénaff, Reynaud, Grenier et Mauvais, ainsi que la disparition de Sémat, qui se sont mis d'eux-mêmes en liberté. En conséquence, et suivant les vieux errements de l'administration française - que j'ai appréciés à cet égard quand j'étais soldat - nous sommes, nous qui restons, punis. Nous n'avons été, bien entendu, ni consultés ni prévenus du départ de nos camarades. C'est égal. On décide de nous frapper. C'est incohérent et cela ne fera pas retrouver ceux qui sont partis. C'est inhumain et injuste, surtout à l'égard des pauvres femmes qui ont économisé sou à sou l'argent du voyage -au prix de quelles privations ! et qui vont être punies pour un acte auquel elles n'ont en rien participé, pas plus que leurs maris ou leurs fils, bien entendu.

27/6/1941

Ma chère Henriette,

Donc, visites supprimées. C'est dommage. J'attendais le 2 juillet avec impatience, car je m'ennuie après vous. Il n'y a rien à faire. Il faut savoir supporter tout cela et pour ma part, je suis maintenant bronzé par les épreuves précédentes. Les sorties sont, bien entendu, encore moins tolérées. Sauf cas urgent, nul ne sort du camp; et si le cas urgent justifie la sortie, celle-ci se fait avec les menottes. Interdiction d'approcher des fils de fer barbelés; les gardes sont autorisés, en cas d'infraction et après sommations, à faire usage de leurs armes. Interdiction d'être dehors après 10 heures et enfin, trois appels par jour dans la cour. C'est tout pour le moment, si nous sommes bien sages, ainsi que nous l'a expliqué le lieutenant qui prend la garde du camp et qui, il nous l'a déclaré, a gardé auparavant le camp d'Argelès.

 

 

 

1/7/1941

Ma chère Henriette,

...Ici, rien de nouveau. C'est en plein le camp de concentration, avec les trois appels journaliers, contre-appels de nuit, sentinelles armées de fusils de chasse - beaucoup plus efficaces à petite distance que les fusils de guerre- et ravitaillement personnel totalement supprimé. Aucun de nous ne sort plus du camp, même avec les menottes. Comme il fait beau, notre moral n'est pas affecté par ces dispositions qui ne nous interdisent pas encore le séjour hors des baraquements, sur le terrain qui les entoure. En ce qui me concerne, toujours les maux de tête. Je suppose que tu as reçu la lettre où je te demandais des ampoules d'Emgé injectables (hyposulfite de magnésium). C'est à cet égard le seul espoir qui reste de juguler cette maladie idiote. Je comprends ta réaction devant les événements. Des hommes meurent, d'autres vont mourir, en quantité effroyables et, bien entendu, comme dans toute guerre ce sont les meilleurs qui y passeront, car il n'est pas d'usage d'enrôler dans les armées combattantes les déchets de la nation.

Quel sera le résultat de cette hécatombe où chaque groupe est obsédé par l'exemple de Richelieu et de la guerre de trente ans ? En adviendra-t-il pour nous une société meilleure ? Je le souhaite. Il serait désespérant qu'une telle accumulation de sacrifices et de souffrances n'aboutît point à l'avènement d'un régime nouveau. Malheureusement, quelles que soient les ressources de la technique, les destructions d'une part, les réalisations de potentiel en vue de la guerre d'autre part, tout cela n'est pas près d'être réparé. Ainsi sera posé la plus grande des contradictions du monde capitaliste, créer la disette avec toutes les possibilités de l'abondance.

7/7/1941

Ma chère Bouloute,

...Rien de nouveau ici, sinon que nous sommes de plus en plus isolés. Les rares camarades qui peuvent sortir, soit pour le dentiste, soit pour une visite à un médecin spécialiste, sortent du camp avec les menottes, encadrés d'un nombre de gendarmes au moins égal au leur et il leur est interdit de faire des achats en cours de route. Bien entendu, cette aggravation de notre situation n'est due, en aucune façon, au nouvel aspect de la guerre. C'est du moins ce qu'on nous a nettement affirmé, la charge de tout ceci devant être attribuée à l'évasion de nos camarades. Il y a des gendarmes sur la route, dont la consigne est d'empêcher les gens de stationner autour du camp...Bien entendu, défense expresse de nous parler ou de nous faire des signes. L'air pourrait servir de véhicule au virus bolchévique dont on veut préserver la population.  Tiens ? je la croyais immunisée...Notre bibliothèque commence à être un peu exigüe et insuffisante. Au premier défaut, tu ne peux rien. Tu peux probablement remédier au second. Voici comment. Tu connais des gens qui ont des livres dont ils ne se servent pas. Collecte ces livres et envoie les nous, en tenant compte du règlement qui interdit la littérature marxiste, et de notre désir de ne pas recevoir de bouquins idiots. Cela limite évidemment les possibilités, mais ne rend pas le problème insoluble.

11/7/1941

Ma chère Henriette,

...Encore une contradiction entre les usages d'une société et les possibilités qu'elle vous laisse, Car enfin, il y a une triste ironie à se souhaiter une bonne fête dans la situation où nous sommes. Prends donc ce souhait comme une manifestation symbolique de l'affection que nous avons l'un pour l'autre et qu'une séparation cruelle et imbécile n'a fait que renforcer. Il a fallu cette épreuve pour que je me rende compte de tout ce que tu représentes pour moi, et j'ai constaté à ta lettre du 6 - qui m'est parvenue décachetée - que tu éprouvais les mêmes sentiments. C'est à croire que la séparation par internement fait partie des procédés prévus par nos maîtres pour renforcer les liens familiaux, puisque c'est un de leurs objets - qu'ils disent...Je te le répète, sois courageuse. Tu auras peut-être besoin de plus de courage encore, car nous ignorons ce qui nous attend, et il faut prévoir le pire - intégralement - En ce qui me concerne, il est prévu et entre désormais dans mon équation personnelle. Nous avons eu hier la visite des autorités allemandes, qui s'occupent directement de nous et ont interrogé quelques camarades. Je n'augure rien de bon de cette soudaine sollicitude. Ils étaient bien entendu suivis par les autorités (?) françaises et accompagnés d'un interprète, bien qu'ils parussent comprendre parfaitement le français. Je ne te donnerai pas d'autres détails sur cette visite, car ma lettre risquerait d'être arrêtée..

13/7/1941

Ma chère Henriette,

...Oui, il faut faire son deuil de visites. Elles sont bien et définitivement supprimées, comme le sont toutes nos communications avec l'extérieur. Notre léproserie est rigoureusement isolée. Ainsi, par exemple, il est interdit de parler aux ouvriers libres qui travaillent dans le camp pour le compte d'un entrepreneur. L'infraction est tarifée : huit jours de prison. Prison est un euphémisme. C'est exactement d'un cachot qu'il s'agit, cachot "aménagé" dans une ancienne étable à porcs, sans air ni lumière, avec des cadres-lits superposés. Cette prison a été inaugurée par deux camarades déjà, dont l'un a été gratifié par surcroit d'un coup à la face. L'un des deux punis avait commis une faute : recevoir une lettre dont les termes avaient été jugés inadmissibles et ne pouvoir donner le nom de l'expéditeur. Donc, tourne sept fois ta plume dans ton encrier avant de m'écrire, pour m'éviter le "carcere-duro". Pour moi, j'ai toujours des maux de tête, sans lesquels ma santé serait parfaite. J'allais aujourd'hui faire ma lessive hebdomadaire - pas bien compliquée - mais un orage vient d'éclater soudainement, dont tu vois les traces sur cette feuille - il pleut dans la baraque. Nous faisons, je t'assure, de fières lavandières, attentives à concilier une parfaite blancheur du linge avec sa conservation.

20/7/1941

Ma chère Henriette,

...Alors, c'est le roi Capharnaüm qui règne à la maison ? Comme je vis beaucoup sur mes souvenirs, comme les gens enfermés et comme les gens qui deviennent vieux, je me rappelle le temps où nous invoquions ce roi Capharnaüm pour amener un peu de discipline... Contrairement à ce que tu pourrais croire, j'ai le coeur solidement accroché. Evidemment, tu ne me croirais pas si je t'affirmais que je préfère à toute autre l'existence qui m'est faite actuellement. Pourtant, je ne suis pas découragé et j'ai trouvé le moyen de résister à l'ennui. Je travaille, encore que les matériaux me manquent un peu. Ainsi que je te l'ai déjà dit, je vois avec terreur que douze mois passés sans faire de chimie m'ont créé de sacrés trous dans la mémoire. A ce propos, si quelqu'un pouvait m'envoyer un bouquin de chimie physique - en n'importe quelle langue et pas trop antédiluvien - j'accepterais cet envoi avec plaisir. J'ai d'autre part, acheté un bouquin de statistique, mais il ne correspond pas à ce que j'attendais. Ceci ne m'empêche pas de le travailler. Enfin, je potasse les romans allemands que j'ai, et parviens maintenant à lire une page entière sans recourir au dictionnaire. Je continue donc. D'autre part, mes cours me prennent pas mal de temps. Donc, tu vois que je suis occupé. Et ceci est le meilleur remède contre la lassitude

...Les visites, de quelque ordre que ce soit, sont toujours rigoureusement interdites et comme le règlement tend à devenir chaque jour plus sévère, il ne faut pas compter sur une amélioration à cet égard. Notre nombre s'accroît et va s'accroître encore. Chaque jour ou presque un petit contingent vient grossir l'effectif, composé d'une manière très éclectique, puisqu'il y a même des femmes - logées dans un autre ilôt - et des vieillards véritables. Nous avons parmi nous un homme de 67 ans, abondamment décoré pour faits de guerre - l'autre guerre - et amputé d'une jambe. Quant au régime, il aboutit dans certains cas à des situations dramatiques. Un de nos camarades avait sa femme seule à Paris. Elle vient de mourir. Il ne lui est pas permis de suivre son enterrement et elle a dû  être enterrée seule - à peu près comme on enterre les chiens. Tu imagines l'état de ce pauvre type, malgré l'atmosphère de sympathie que nous espérons créer autour de lui. Nous devons, chaque jour, répondre à l'appel en rangs, dans la cour, et cela trois fois dans la journée, comme des soldats.

19/8/1941

...Oui, à la réflexion et en recoupant certaines observations, on peut considérer ma libération comme peu probable...J'espère que tu supporteras vaillamment cette nouvelle épreuve. Ne me félicite pas de mon moral, il est solide, mais les circonstances sont différentes de celles que tu rencontres. Cela ne signifie pas que je rayonne d'une joie béate, sans souci de la vie que vous avez privées de mon appui. Mais il faut bien convenir que l'atmosphère collective est impropre à la méditation, à laquelle on réserve les heures calmes qui précèdent le sommeil. Et c'est mieux ainsi. Je me rappelle trop les heures déprimantes d'il y a quelques mois où j'avais besoin de toute mon énergie pour résister à ce qui peut amoindrir. Et puis, j'ai un dérivatif excellent : le travail.

...Je suis, en somme, moins affirmatif qu'autrefois en ce qui concerne la prétendue supériorité masculine. Vous nous avez donné un tel exemple d'abnégation souriante que cette notion doit être révisée. Et si j'ai pu garder mon moral intact, je le dois aux sacrifices que tu as faits pour moi, quand tu te privais pour m'envoyer quelque chose et surtout quand tu me cachais héroïquement tes propres souffrances. A ce propos, il faut que je te gronde pour la tarte. Je comprends que cela te fasse plaisir de m'envoyer quelque chose à quoi tu as participé, qui soit moins anonyme qu'une boite de conserves. Mais je te le répète, ne m'envoie pas de nourriture, ne distrais rien sur ta part, qui doit être bien faible. La cantine est partiellement rétablie, de sorte que je peux, de temps en temps, améliorer un ordinaire évidemment restreint.

2/9/1941

Ma chère Henriette,

...Je ne suis pas étonné du résultat de tes démarches pour maman. Tu es bien bonne quand tu dis qu'il n'y a rien de changé. Il y a dans un livre d'Anatole France, l'histoire d'un horloger foncièrement vicieux qui a construit une horloge de façon qu'elle marche régulièrement de travers. Que veux-tu ? Depuis Napoléon, l'appareil administratif n'a guère évolué, alors que les choses elles-mêmes....Espérons qu'elle finira par toucher ce qui lui revient, et avec le rappel qui s'impose.

25/9/1941

Ma chère Henriette,  

...Avant-hier, j'ai déménagé. Les "intellectuels" ont été séparés de l'ensemble des prisonniers et isolés dans une baraque spéciale, afin de leur procurer le calme nécessaire à leur état et à leurs travaux. J'ajoute que, parmi les intellectuels, on a compté les élus, députés ou autres, de sorte qu'il est bien difficile d'interpréter cette mesure d'isolement. Bien entendu, les quatre médecins ont fait partie de la fournée..  vélotaxi à Paris

Vélo-taxi à Paris, 1941 ( Archives de guerre INA)

J'ai donc eu raison de te demander un livre de chimie; puisque, n'ayant plus de cours d'allemand à faire, plus de devoirs à corriger, j'ai beaucoup plus de temps disponible pour travailler personnellement.

7/10/1941

Ma chère Henriette,

...Si tu disposais d'un bout de molleton assez grand, je te demanderais de me l'envoyer, je m'en ferais des bottes pour mettre dans les sabots. Tu vois que, moi aussi, je m'organise et quoi qu'il arrive je n'aurai jamais aussi froid que l'année dernière dans ma cellule, à Fresnes, quand j'étais obligé de marcher toute la journée sur quatre mètres, pour résister au refroidissement. Au surplus, je crois que le climat de Chateaubriant n'est pas rigoureux, mais seulement très humide en hiver. Je crains fort que, de ton côté, il te faille t'organiser de la même façon. Il n'y aura en effet pas beaucoup de combustible, et tes finances ne te permettraient pas de t'en procurer suffisamment. Tout ceci n'est pas gai. Rien de nouveau ici. Nous habitons toujours notre Thébaide, la baraque n° 19. Nous n'y sommes pas plus mal que les autres. On peut regretter toutefois de ne pas disposer de beaucoup d'espace dehors, de sorte qu'il ne peut être question de faire quelques kilomètres tous les jours, ainsi que je m'y astreignais quand j'habitais l'autre camp. Et c'est bien dommage.

 

 

 

11/10/1941

Ma chère Henriette,

...J'ai également reçu ton petit colis. En bon état. J'en ai extrait avec plaisir le livre que tu y avais inclus et, incontinent, repris contact avec Aegidius Aucupis, Draco et Georges Clair. Cette lecture est reposante parce qu'inactuelle. Il est vrai qu'en fait d'actualité, je ne suis pas très à la page, persistant dans la résolution que j'ai prise il y a un an, de ne lire dans les journaux que le titres des articles. C'est bien suffisant comme information. Et je verrais volontiers la presse réduite à un tout petit format, composée de titres bien cuisinés. Il en résulterait une économie de papier considérable et la masse des journalistes pourraient connaître effectivement ce retour à la terre qu'ils prônent journellement sans en rien connaître, car enfin, ce n'est pas dans les salles de rédaction qu'on apprend à conduire une charrue ou à tailler la vigne...

Nous avons eu hier une journée "très au vent d'octobre" comme dit Jules, avec crachin authentique. Comme j'avais eu le flair de faire ma lessive, j'ai dû en toute hâte rentrer dans la baraque mon linge pour l'y étendre. Mais une baraque n'est pas plus un séchoir qu'une banquette n'est...ce que dit la chanson. Aussi, je profite d'une accalmie pour sortir ce linge. Si après cela, tu te plains que je ne te donne pas de détails sur ma vie quotidienne, ce serait à désespérer d'être prolixe, sinon monocorde. Autre détail, seulement ne le répète pas, car je n'ai pas de permis de chasse, et cela pourrait me causer des ennuis. Nous avons une nouvelle distraction pour la nuit : la chasse aux puces. Notre baraque en est infestée et malgré - ou peut-être à cause - des lavages soigneux du plancher à l'eau crésylée, nous sommes tout bonnement dévorés par ces bestioles. J'ajoute qu'hier, l'un d'entre nous a découvert une punaise. Jusqu'à présent, il semble que cet exemplaire soit unique. Souhaitons-le.

18/10/1941

Ma chère Henriette,

...J'ai bien reçu vos photos. Vous m'avez fait bien plaisir en me les envoyant. En effet, je m'ennuie de vous. Quelle que soit la volonté qu'on ait de résister à la douleur de cette séparation, il y a des moments où elle paraît plus pénible. Cela fait plus d'un an - depuis le mois de juin - que nous vivons loin de l'autre et c'est bien l'une des choses les plus difficiles à supporter dans notre condition. Je t'ai dit, d'autre part, que j'avais des raisons de ne pas croire à l'efficacité des démarches entreprises pour ma libération. Il faut donc être courageux et attendre le moment où notre réunion ne dépendra plus de quelque bonne volonté - ou mauvaise volonté - individuelle. Il n'y a rien de bien intéressant à raconter. C'est toujours la même vie uniforme avec, de temps en temps, un petit tour de vis, qui alimente la conversation, puis tout revient au gris habituel ; heures de réveil, de repas, d'appel, d'extinction des feux constituent les seuls repères avec lesquels nous puissions découper dans le temps des fractions appréciables. Mais tu le sais : si j'ai évidemment un faible pour la franche lumière, celle de la Provence par exemple, cela ne m'empêche pas d' apprécier les grisailles où les nuances prennent toute leur importance. Il faut savoir s'accommoder à tout et malgré ce qu'on pourrait croire d'après les ligne précédentes, je m'accommode. Il n'y a que mes yeux qui n'accommodent pas. Ma vue baisse effectivement, conséquence de mon passage à la Santé, où l'on ne disposait que de très peu de lumière. Encore ça de gagné.

21/10/1941

Ma chère Suzanne,

...Excuse-moi si notre correspondance ne présente pas tout l'intérêt qu'on en pourrait attendre. Un certain laconisme est de rigueur en ces temps...lacédémoniens. La proposition est réversible. Et d'ailleurs, que te raconterais-je de bien intéressant à quoi j'ai assisté ou pris part dans notre confino ? Si ! Aujourd'hui, c'est mon tour de balayer la chambre et d'aller chercher la soupe à la cuisine. Pour cette occasion, on m'ouvre la porte qui nous sépare du reste du camp, où cette cuisine est installée. Mon office rempli, la porte est soigneusement refermée avec une chaîne et un cadenas, et je suis de nouveau confiné au B19 pour une période de dix jours, c'est-à-dire jusqu'à ce que mon tour de chambre revienne. La règle, à coup sûr, n'est pas tellement inexorable puisqu'il faut aussi, de temps en temps, aller se faire couper les cheveux. Mais ceci est du deuxième ordre de fréquence. Et voilà. Quant à ma libération, si je suis moins optimiste que vous, c'est que j'ai de bonnes raisons d'avoir ce sentiment. Ne vous masquez donc pas la réalité...  

Le 22-10-41

Ma chère Henriette,

Promets-moi que tu vas être courageuse, bien courageuse, autant que je vais tâcher de l'être tout à l'heure. Tu as déjà compris. Je suis pris comme otage avec une trentaine de mes camarades pour un incident que j'ignore et qui s'est passé à Nantes. Et je vais sans doute être fusillé d'ici peu. Que te dire ma pauvre chérie, ainsi qu'à notre fille bien-aimée et à ma mère ? Les mots sont inaptes à rendre compte d'une minute aussi intense. Tu te rappelleras : le 22 octobre à 2 heures, l'après-midi. Ma dernière pensée sera pour toi et elle m'aidera à franchir ce dernier pas. Excuse cette écriture hachée, je t'écris sur mes genoux, avec pour tout support, mon portefeuille.         Je t'embrasse une dernière fois, j'embrasse Suzanne et ma mère, qui n'avait pas besoin de cette dernière épreuve         Ton mari qui te remercie de la vie d'affection que tu lui as faite +    +    + Cette lettre contient vos photos et cent francs qui me restaient. Mes affaires vous seront sans doute renvoyées, le sous-préfet m'en a assuré